Réflexions sur Sleeping Giants

J’ai conscience de marcher sur des oeufs en écrivant ce billet, et il est presque certain que j’en casserai quelques uns au passage et qu’il m’en sera jeté sur le front. Mais autant vous le dire tout de go, quelque chose me met véritablement mal à l’aise avec les méthodes du collectif Sleeping Giants qui mettent au pilori les annonceurs qui, via leurs achats publicitaires, financent des médias qu’ils estiment être « haineux », tels que Valeurs Actuelles ou CNews. Je comprends parfaitement la démarche et les sentiments que dégagent ces médias, pour lesquels je n’ai aucune sympathie ni de près ni de loin, bien au contraire. Je ne dis même pas que Sleeping Giants et ceux qui les soutiennent ont tort de faire ce qu’ils font et je ne les juge pas. Mais je veux essayer d’expliquer ce qui me gêne moi sur le fond.

Tout d’abord je dois rappeler avec quel « background » je parle, parce qu’il explique je crois beaucoup ce malaise que je ressens : je suis à la fois juriste de formation et de profession, et ancien journaliste qui a créé et dirigé un média indépendant pendant près de 15 ans.

Mon côté juriste tout d’abord fait que j’ai naturellement tendance à toujours m’en remettre au droit quand deux libertés ou intérêts légitimes s’opposent. Donc quand il y a d’un côté quelqu’un qui clame son droit à la liberté d’expression, et de l’autre quelqu’un qui dénonce un abus de cette liberté, mon réflexe premier est de me dire que ce doit être au législateur et à un tribunal de dire ce qu’il en est. Si la loi ne permet pas aux tribunaux de sanctionner ce qui devrait l’être, il faut changer la loi. Mais si les tribunaux ne sanctionnent pas, c’est peut-être aussi que le législateur dans sa présumée sagesse et sous le poids des conventions de protection des droits de l’homme a prévu dans la loi des garde-fous qui évitent justement que l’on condamne trop aisément l’exercice d’une liberté d’expression – qu’il faut toujours chercher à préserver le plus possible dans un état démocratique. Dès lors, je n’aime pas par principe voir des citoyens se substituer en quelque sorte à la justice et au législateur pour obtenir indirectement une condamnation que la loi et la justice ne permettent pas. Les lois ou projets de loi qui demandent aux plateformes Web de se faire juge à la place des juges me posent sensiblement le même problème philosophique.

Pour autant, j’entends bien les arguments de ceux qui disent que ce n’est pas parce qu’un propos n’est pas illégal qu’il est moralement acceptable dans la société, et qu’il doit être soutenu financièrement par des annonceurs. Je comprends la logique de ceux qui disent que la morale doit compléter la loi et même, je leur donne raison dans la grande majorité des cas (c’est ce qui fait qu’on doit parler « éthique » dans les entreprises et pas seulement « légalité »). Cependant lorsqu’il s’agit de liberté d’expression, j’ai bien d’avantage d’hésitations.

Car pour le coup, c’est mon côté ancien journaliste et patron de média qui parle. Lorsque l’on demande à des annonceurs de ne pas aller annoncer sur tel ou tel média en raison d’une ligne éditoriale jugée contraire à une morale, on valide très explicitement l’idée que la régie publicitaire peut ou doit dicter aux rédactions ce qui est acceptable ou non au regard des attentes ou des appréhensions de ces annonceurs. En 15 ans ça ne m’est arrivé que deux fois qu’une régie me demande de renoncer à parler d’un sujet. J’ai préféré renoncer ces deux fois là à la régie. Car si l’on tient à un idéal du journalisme libre, il est absolument indispensable de maintenir une cloison aussi étanche que possible entre les commerciaux et les journalistes. Ils doivent pouvoir écrire ce qu’ils veulent avec pour seule pression le respect de la légalité.

Pour autant, cette séparation dans les faits est très rare, trop rare, et toujours fragile. Et c’est bien parce qu’il sait qu’elle est fragile que le collectif Sleeping Giants agit comme il agit. Il veut que la régie publicitaire plutôt que la justice dise « stop » à la rédaction. Ce n’est pas sain même quand il s’agit de combattre la haine. L’enfer, comme on dit, est pavé de bonnes intentions.

3 thoughts on “Réflexions sur Sleeping Giants”

  1. Salut,

    je reviens sur ce passage : « Lorsque l’on demande à des annonceurs de ne pas aller annoncer sur tel ou tel média en raison d’une ligne éditoriale jugée contraire à une morale, on valide très explicitement l’idée que la régie publicitaire peut ou doit dicter aux rédactions ce qui est acceptable ou non au regard des attentes ou des appréhensions de ces annonceurs ».

    Je comprends ton point de vue d’ancien juriste, et que ce n’est évidemment pas aux citoyens de faire respecter la loi. Le problème que j’ai avec ce passage, c’est que la ligne éditoriale de la chaine dont il est question, c’est une stratégie qui consiste à inviter un condamné pour incitation à la haine raciale à l’antenne. Même si la loi ne lui interdit pas de continuer à s’exprimer, le souci, c’est qu’il continue à exprimer ses idées nauséabondes à une heure de grande écoute (malgré sa condamnation, monsieur Zemmour a quand même eu quelques dérapages).

    Ici, c’est donc pour cette raison que Sleeping Giants s’en sont pris à l’émission dont participe monsieur Zemmour… et uniquement durant la tranche horaire où l’émission est diffusée, pas aux autres moments de la journée. Et je trouve que c’est parfaitement légitime.

    De plus, ici, les annonceurs n’influencent en rien le contenu éditorial de l’émission : sous la pression du collectif, ils décident simplement de ne plus diffuser leur publicité à ce moment-là de la journée. Ce qui est différent d’imposer ou d’interdire certains contenus.

    Amine

  2. Plusieurs choses :
    Tout d’abord, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une mise au pilori des annonceurs. On leur demande juste « Est-ce que vous assumez de leur donner de l’argent ? »
    Moi, en tant que consommateur, je veux savoir si une marque cherche a avoir toujours plus d’argent, coûte que coûte, ou si elle a des limites. Je suis d’ailleurs choqué que des groupements tels que SleepingGiants soient nécessaire, de mon point de vue, les marques devraient choisir avant qu’on leur demande.

    D’autre part, il s’agit aussi d’un acte démocratique. Le fait que notre argent (les consommateurs, qui achetons les marques, qui payent les pubs) finance des émissions sur-représentant l’extrême droite est problématique. Le fait que ces annonceurs retirent leurs argents est aussi une manière de dire que nous, le peuple, retirons notre argent de ces émissions, pour rétablir une certaine forme d’équité de temps de présence télévisuelle.

    Enfin, si un média est dépendant de la publicité, il n’est pas, bien évidemment, indépendant.
    La présence de publicité ne garantie qu’une seule chose, la dépendance.

    Mais je comprend bien évidemment ton point de vue. C’est pas un sujet évident.

  3. Bonjour Guillaume,

    Je suis globalement d’accord avec le commentaire de cquoicebordel.

    Ton article m’inspire une ou deux réflexion.
    Je pense que dans ta première partie, tu pose mal les termes. Sleeping Giant ne cherche pas à condamner, pas au sens juridique, comme c’est sous-entendu. L’organisation (dont j’ignorais l’existence jusqu’a ce que tu en parle) ne se substitue pas un juge, elle pose un dilemme moral. C’est différent. A chacun d’y répondre selon sa morale.
    Le « soucis » de la justice est le temps long, nécessaire dans nombre d’affaire, mais inefficace contre la haine de ce personnage. Déjà condamné, et porté au pinacle par C8 (l’esprit canal?!?) juste après.
    Dans ce cas faire pression est un moyen efficace. Il est novateur chez nous, mais beaucoup plus employé chez les anglo-saxons. YT a eu de nombreux retrait d’annonceur en 2017, quand plusieurs marques se sont vu associés a des contenus haineux. Les marques avaient réagis de suite.

    Deuxièmement ton côté « ancien »journaliste t’honore, mais ta structure pouvait peut être se permettre de perdre un annonceur (aka tu es seul et peut te serrer la ceinture). Mais dans le cas de C8 on est plus dans du journalisme, mais dans un mélange de divertissement et de spectacle politique (je dois relire Debord). Ton exemple ne peut s’appliquer ici. Il me fait d’ailleurs penser que le seul média français indépendant reste le canard enchainé.

    Enfin, je trouve que le paradoxe de la liberté d’expression s’applique parfaitement ici : faut-il laisser les ennemis de la liberté d’expression s’exprimer… un philosophe a argumenté que non … et je le rejoint.

    Au plaisir de te lire

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