Réguler les réseaux sociaux en préservant l’idéal démocratique

Qu’est-ce que vivre en démocratie, si ce n’est décider collectivement des règles qui régissent notre vie en société et avoir collectivement le contrôle sur les moyens de faire respecter ces règles ? Nous pouvons avoir beaucoup de visions différentes de la manière dont cette idée de la démocratie doit être traduite dans notre constitution, mais il me semble qu’au moins sur cette définition en forme d’objectif à atteindre (ce que j’appelle « l’idéal démocratique »), il peut y avoir un accord.

Or si depuis de nombreuses années je mets en garde contre le pouvoir croissant laissé aux géants du Web dans notre liberté d’expression, c’est précisément parce que je crains qu’on néglige ce que ce pouvoir implique pour notre démocratie.

Il me semble que pour parvenir à l’idéal démocratique, la liberté d’expression est au sens strict un droit fondamental ; il est le fondement par lequel nous tous, nous pouvons échanger des idées et des informations, partager des points de vue, manifester des désaccords, pour ensuite prendre des décisions éclairées sur le cours de notre vie collective. Comme l’a dit la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans son célèbre arrêt Handyside, la liberté d’expression est pour une société démocratique « l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun« . Elle ajoutait ceci, qui doit tous nous servir de guide:

[La liberté d’expression] vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, [mais] aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

Je suis absolument, viscéralement attaché à cette vision et à cette ambition, parce que je mets l’idéal démocratique au dessus de tout. Cela ne veut pas dire pour autant que la liberté d’expression doit être absolue et qu’il faut tout laisser dire, tout laisser écrire, et n’empêcher la diffusion d’aucune expression néfaste. Cette liberté a ses limites, comme la plupart des droits fondamentaux, imposées par la nécessité de concilier tous les droits.

Mais ces limites aussi ont leurs limites. « Toute « formalité », « condition », « restriction » ou « sanction » imposée en la matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi« , disait la Cour. Or comment assurer, avec l’idéal démocratique en tête, la proportionnalité des restrictions que l’on impose à la liberté de s’exprimer ?

Nous avons, en démocratie, deux instruments fondamentaux pour nous en assurer.

Le premier, c’est le législateur. C’est lui qui, parce qu’il représente le peuple tout entier qui lui a confié ce pouvoir de dire la loi, détermine l’emplacement des bornes à ne pas dépasser. C’est donc bien nous, collectivement, par la voie de nos représentants, qui nous fixons à nous-mêmes nos propres limites, et qui devons veiller à ce qu’elles soient proportionnées au but que nous nous fixons, qui est de permettre la vie en société dans le respect des droits et libertés de chacun.

Le second, c’est l’institution judiciaire. C’est elle qui, lorsqu’un individu ou une institution estime que les bornes fixées par le législateur ont été dépassées, regarde à quel emplacement les bornes ont été mises, et regarde où se situe le mis en cause. Il analyse la situation, et rend une décision de sanction ou de relaxe basée sur cette analyse, qui ne varie pas en fonction de ses intérêts mais est la plus objective et indépendante possible.

Sans législateur et sans institution judiciaire agissant au nom et pour le compte du peuple, il n’y a pas de démocratie.

Il me paraît donc essentiel de nous assurer collectivement que le législateur et l’institution judiciaire gardent toute leur place dans la régulation de la liberté d’expression là où désormais nous nous exprimons le plus : sur Internet.

Historiquement, ça a été un sujet de préoccupation majeur lorsqu’il s’est agit de choisir quel cadre juridique apporter à la régulation de l’expression sur Internet. J’ai replongé dans les débats parlementaires lors de l’examen de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004, qui nous sert toujours actuellement de bible juridique en la matière. Il s’agissait déjà, à l’époque, de savoir dans quelle mesure ceux qui ne sont pas les auteurs, mais les hébergeurs d’un propos, doivent se substituer au judiciaire pour qualifier la légalité ou non de ce qui est dit, et empêcher que ce soit dit.

Les propos à la tribune du député Christian Paul résonnent encore dans notre actualité du moment :

En ce qui concerne la responsabilité des hébergeurs, vous abrogez ainsi les dispositions de la loi du 1er août 2000 qui laissait au seul juge le soin de se prononcer sur le caractère illicite ou non d’un contenu en ligne. L’article 2 du projet de loi dispose, en effet, que la responsabilité des hébergeurs pourra être engagée à partir du moment où ils ont eu connaissance qu’ils hébergeaient un contenu illicite, c’est-à-dire avant même qu’ils ne soient saisis par l’autorité judiciaire et, surtout, sans que cela soit désormais nécessaire. Comme le souligne maître Cyril Rojinsky : « Un simple prestataire technique devenant un premier degré de juridiction dans un domaine aussi sensible que la liberté d’expression, la chose semble difficilement acceptable. »

Transposer une directive ne doit pas faire oublier des principes fondamentaux, des principes républicains. Je pense à l’article 66 de la Constitution qui évoque « l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle… » et à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui établit que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] par un tribunal indépendant et impartial » alors que, paradoxalement, puisqu’il s’agit de transposer une directive communautaire, il semble avoir été oublié.

Comment ne pas évoquer ici, au regard de la quasi-absence de contentieux depuis que la loi du 1er août 2000 s’applique, le risque d’insécuriser à nouveau, et bien inutilement, les intermédiaires techniques en les faisant juges des contenus qu’ils hébergent ou auxquels ils donnent accès ? En effet, des hébergeurs et des fournisseurs d’accès soumis à un régime engageant leur responsabilité de manière imprécise seront inévitablement enclins à rechercher la protection juridique que ne leur offre plus la loi en retirant, de manière préventive, des contenus contestés par des tiers. Le risque de censure est évident et la liberté d’expression se trouve ainsi menacée.

Si le Gouvernement choisissait de maintenir les dispositions de l’actuel projet de loi, le moindre mal serait alors de prendre en compte deux modifications. La première, proposée également par le rapporteur de la commission des affaires économiques, consiste à préciser la responsabilité des hébergeurs en ne les tenant pour responsables qu’en cas de contenu « manifestement » illicite et non plus seulement « illicite ». La seconde, puisque le recours au juge ne serait pas systématique, est de retenir la proposition du forum des droits sur l’Internet, c’est-à-dire d’instaurer une procédure de notification des contenus litigieux qui permettrait de porter à la connaissance des hébergeurs les contenus illicites.

Madame la ministre, mes chers collègues, l’avènement de la société de l’information porte en germe les ferments de la démocratie, mais aussi, si nous n’y faisons attention, ceux de l’arbitraire.

A cette époque, ne surtout pas encourager les entreprises privées à censurer plus que ce qui est illégal au sens de la loi votée par le législateur était une vraie préoccupation. Et de fait, les deux propositions par lesquelles concluait Christian Paul sont devenues la norme. Les hébergeurs, pendant très longtemps, se sont contentés de ne retirer que les propos dont le caractère illicite leur paraissait effectivement « manifeste », donc sans aucun doute possible, après en avoir été notifiés par des internautes ou par les autorités. Ils laissaient le législateur fixer les bornes, ne se substituaient à l’autorité judiciaire que lorsque recourir à elle apparaissait réellement inutile, et attendaient sinon que la justice se prononce.

Nous sommes une quinzaine d’années plus tard et aujourd’hui, les choses ont bien changé. Les réseaux sociaux, qui au départ se voulaient simple hébergeurs des propos publiés par leurs utilisateurs, et qui donc appliquaient donc les mêmes préceptes qu’en 2004, ont été poussés à une modération pro-active de ces contenus. Le tremblement de la main de la censure, qui était autrefois vu comme normal et nécessaire dans une société démocratique, est devenu à cause de la place majeure jouée par les réseaux sociaux dans la propagation de certaines idées, inacceptable aux yeux d’un nombre croissant de citoyens.

La pression populaire, journalistique et politique, ont conduit les réseaux sociaux à ne plus nécessairement attendre que les contenus soient signalés par des tiers pour les modérer, et à réduire le champ délimité par les bornes de la liberté d’expression, en donnant au respect de leurs règles privées (les fameuses CGU ou « règles de la communauté ») une importance croissante. Beaucoup des propos « qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population », dont la CEDH dit qu’il faut savoir les accepter pour vivre en démocratie, deviennent des cibles à abattre sur les réseaux sociaux.

J’entends que ces réseaux sociaux sont des entreprises privées, et qu’elles acceptent donc ce qu’elles veulent chez elles, et excluent qui elles veulent. J’entends que la liberté d’expression c’est le droit de parler, pas l’obligation de fournir un mégaphone pour être entendu. J’entends que les réseaux sociaux ont une puissance d’accélération de la diffusion des idées sans équivalent dans l’histoire humaine. Tout cela est vrai. Mais est-ce qu’en restant à ce degré là de commentaire pour demander à étendre la censure, on conserve en tête l’idéal démocratique et notre souci d’en favoriser l’existence ?

Ce n’est pas sans problème d’abandonner toute idée de garantir une liberté d’expression sur les réseaux sociaux, au prétexte qu’il s’agirait d’entreprises privées.

Comme je l’écrivais plus haut, c’est principalement sous la pression populaire que les réseaux sociaux se sont mis à modérer plus activement les contenus et à ne plus se contenter de censurer ce qui est contraire à la loi, mais aussi ce qui est contraire à leurs CGU (dans les premières années, ça n’arrivait guère que pour cacher la paire de fesses que les Américains ne sauraient voir). En démocratie, la pression populaire se traduit par le vote. Mais qui a voté pour choisir où mettre les bornes sur Facebook ou Twitter ? Personne. C’est la voix de ceux qui crient le plus fort leur indignation qui l’emporte, et non plus la voix de la majorité. Et qui choisit quand constater et sanctionner le fait que les bornes auraient été franchies ? Ceux-là mêmes qui ont choisi où mettre les bornes, à qui on peut reprocher selon les circonstances ne ne pas les avoir mises assez loin ou assez près. Et qui décide de confirmer ou de démentir le premier jugement ? Encore une fois le même.

La séparation des pouvoirs, qui est un autre principe fondamental sans lequel il n’y a pas de démocratie possible, n’a pas cours sur les réseaux sociaux qui concentrent dans les mêmes mains les pouvoirs de dire le droit (via leurs CGU), de faire la police (avec la surveillance pro-active de ce qui est publié), et de faire la justice (en recevant et instruisant les plaintes, et en choisissant les condamnations).

A nouveau, on peut se dire que c’est normal, qu’on ne calque pas sur un réseau social les raisonnements qui sont ceux que l’on a pour les espaces publics. Il n’y a pas de gestion démocratique d’une entreprise privée.

Mais il y a au moins deux écueils à ce raisonnement.

J’évacue rapidement le premier, dont on peut débattre à l’infini. Si je peux admettre facilement qu’un forum de quelques milliers d’internautes n’a pas en matière de liberté d’expression une place prépondérante qui l’obligerait à se contenter d’appliquer la loi et rien que la loi, il me semble que notre regard doit être différent lorsque l’on parle de réseaux sociaux qui permettent à des centaines de millions de gens, et même pour le plus important d’entre eux à plusieurs milliards de personnes, de se parler, de s’organiser, d’échanger des informations, de se découvrir, de débattre. Certes, cela impose d’autant plus de vigilance pour s’assurer que les bornes ne soient pas franchies. Mais aussi, plus un espace d’expression est central et donc difficilement contournable, plus nous devrions avoir le souci que tout le monde puisse s’y exprimer dans les seules limites imposées par la loi, en notre nom, par le législateur. Ce serait d’ailleurs appliquer les préconisations de l’ONU, qui dans ses Principes directeurs destinés aux entreprises, dit :

La responsabilité qui incombe aux entreprises de respecter les droits de l’homme s’applique à toutes les entreprises indépendamment de leur taille, de leur secteur, de leur cadre de fonctionnement, de leur régime de propriété et de leur structure. Néanmoins, la portée et la complexité des moyens par lesquels les entreprises s’acquittent de cette responsabilité peuvent varier selon ces facteurs et la gravité des incidences négatives sur les droits de l’homme.

Il ne faut pas non plus oublier que censurer un homme ou une femme pour ne plus lui permettre d’utiliser un réseau social, ce n’est pas seulement le condamner lui ou elle. C’est priver l’ensemble des individus qui s’y sont inscrits de la possibilité de recevoir l’information qu’elle y diffusait, alors que la liberté d’expression intègre la liberté de recevoir les informations. Plus un réseau social est important, plus les chances d’être lu ou entendu par un grand nombre de ces personnes sont importantes. La puissance très forte des effets de réseau impose d’avoir à cet égard un raisonnement bien plus nuancé que l’argument libéral facile du « y a qu’à aller voir ailleurs« .

Mais surtout, et je veux terminer par ça, nous entrons dans une zone dangereuse pour l’avenir de la démocratie, et donc de notre capacité collective à choisir nos lois et nos manières de les faire respecter. Non seulement le législateur, qui vote les lois en notre nom, n’a plus la main sur l’emplacement des bornes de la liberté d’expression qui est un socle fondamental de la vie démocratique, mais en plus il tend désormais à encourager les réseaux sociaux à se faire tout à la fois législateurs, policiers et juges.

C’est le projet du règlement appelé « Digital Services Act » (DSA). Ce texte européen, qui s’imposera à tous les états membres lorsqu’il sera définitivement adopté, intègre la modification des CGU et la vérification et la sanction (automatisée ou non) de leur respect comme mode à part entière de régulation. Il encourage les plateformes privées à définir dans leurs CGU des catégories de contenus à censurer que le législateur agissant en notre nom collectif, n’a pourtant pas jugé utile ou proportionné de rendre illicites dans l’espace public.

Si nous pensons que les méga-plateformes qui régulent l’expression de centaines de millions de citoyens ne sont qu’une courte parenthèse, ce n’est sans doute pas très grave de voir ainsi nous échapper quelques temps le choix de ce qui doit être illégal et de qui doit être condamné en matière de liberté d’expression. Mais si l’on pense que la nature même d’un réseau social fait qu’il y aura toujours des géants, et si l’on pense qu’ils remplaceront durablement le café du commerce et la place du village, alors il faut poser la question de l’encadrement de leur pouvoir de porter atteinte à la liberté d’expression.

Là dessus, il faut ouvrir les débats et les réflexions. Il ne s’agit pas forcément de revenir à 2004 et ne pas bouger tant qu’un signalement n’a pas été fait, et tant que le caractère illicite n’est pas manifeste. Il peut s’agir aussi de penser à imposer une forme démocratique d’écriture des CGU des plateformes, et de prise de décision para-judicaire lorsqu’elles sont violées. Nous ne sommes pas dans un choix binaire entre laisser tout faire aux plateformes privées au prétexte qu’elles sont chez elles sur leurs terres que l’on occupe et que l’on cultive par nos données et nos prises d’expressions, ou bien n’avoir que la loi et la justice étatique pour enrayer les discours qui peuvent engendrer le pire. Les communes ont remplacé les territoires des seigneurs. Si j’osais, je dirais que l’on peut imaginer que l’on élise ou que l’on désigne par tirage au sort de grandes assemblées d’internautes ayant leur mot à dire sur les lois qui régissent les espaces communs de discussion que sont les réseaux sociaux les plus importants.

Sans aller jusque là, au moins préservons le rôle clé que jouent les parlementaires et les gouvernements en démocratie. Agissons ensemble, citoyens et pouvoirs publics, pour ne pas encourager les plateformes privées à prendre le pouvoir sur notre liberté d’expression. Le risque, sinon, est qu’elles le prennent effectivement, et durablement.