Jets privés et vie privée des milliardaires

Image d’un Falcon 900 CS-DFB, licence CC by-sa 2.0, Riik@mctor

Parce que 280 caractères ne sont pas toujours suffisants, je m’en remets à mon blog pour continuer la conversation amorcée sur Twitter, lorsque j’ai exprimé le point de vue selon lequel « les milliardaires » ont raison de se plaindre de l’atteinte à leur vie privée quand des comptes Twitter traquent le moindre de leurs déplacements avec leur jet privé. J’ai dis que selon moi, si le but de ces comptes est de dénoncer l’utilisation excessive des jets privés, ce but peut être atteint en diffusant l’information du nombre de kilomètres qu’ils font, sans avoir à dire où ils sont.

Mais commençons par cette mise au point : je ne prétends pas avoir raison, et je demande encore moins que mon avis fasse loi. J’exprime un point de vue personnel que j’essaye d’argumenter, et si vous n’êtes pas d’accord avec ce point de vue ça ne sont pas des invectives ou des moqueries plus ou moins acerbes qui me feront changer d’avis. En revanche, si vous avez des arguments pour me convaincre que je me trompe, je n’aurai aucun mal à dire que j’ai changé d’avis s’ils m’ont convaincu.

Continuons.

Je défends avec force depuis de très nombreuses années le droit au respect de la vie privée. Pour des raisons qu’il me faudrait psychanalyser, que je sais malgré tout expliquer rationnellement, j’ai une perception très aigüe du fait que le respect de la vie privée est le socle de nos libertés, et que c’est pour cela qu’on considère qu’il s’agit d’une liberté fondamentale. Elle est avec d’autres au fondement de tous nos droits démocratiques. Une société sans respect de l’intimité est une société totalitaire, où chacun se comporte selon le jugement réel ou redouté des autres ou d’une autorité supérieure.

Rappelons aussi ce principe : toute liberté fondamentale doit être universelle. Chacun d’entre nous doit en bénéficier, sans distinction d’origine, de sexe, de religion, … ou de condition sociale. Pauvres et milliardaires ont le même droit à la vie privée.

Pour autant, évidemment, les droits fondamentaux ne sont pas absolus. Il peut y être porté atteinte pour des raisons légitimes. Par exemple, la liberté d’expression est un droit fondamental mais il peut y être porté atteinte pour protéger le droit à la dignité de ceux qui sont blessés ou mis en danger par des propos outranciers. Tout est donc une question d’équilibre et la difficulté des tribunaux chargés d’interpréter et appliquer les textes de reconnaissance des droits de l’homme est d’ailleurs de trouver ce point d’équilibre entre des droits souvent conflictuels.

La question est donc, pour l’environnement : est-ce que notre droit à vivre sur une planète la moins polluée possible implique d’accepter que les déplacements des jets privés soient dénoncés, et que soit pratiquée une forme de « name and shame » de leurs propriétaires ?

Ma réponse à cette question est fermement non, parce que répondre oui suppose qu’il n’y aurait pas d’alternative possible à l’intrusion dans la vie privée, et que la violation d’un droit fondamental est donc une solution acceptable. Or il y a d’autres options plus ou moins radicales à débattre, avec lesquelles je suis parfois en accord, parfois en désaccord, telles que par exemple :

  • afficher le nombre de kilomètres parcourus sans dire où l’avion part et où il s’arrête ;
  • interdire purement et simplement les jets privés, en décidant que seuls doivent circuler dans l’espace aérien des aéronefs destinés à une commercialisation publique des places assises, à la sécurité civile, à l’armée, ou au transport de marchandises ;
  • taxer le kérosène et/ou la propriété de jets privés avec une taxe exponentielle, de sorte que l’utilisation du jet devient de plus en plus coûteuse et n’est plus rentable passé un certain nombre de kilomètres parcourus dans l’année ;
  • taxer très lourdement les grandes fortunes pour que l’achat et l’entretien d’un jet ne soit plus possible, et en profiter pour mieux redistribuer les revenus du travail ;
  • plafonner le nombre de kilomètres par avion qu’un même individu a le droit de parcourir dans une période donnée ;

On peut imaginer beaucoup d’autres alternatives, qui règleront le problème de façon beaucoup plus efficace et respectueuse des droits fondamentaux universels que de porter atteinte à la vie privée des milliardaires au prétexte qu’ils polluent. C’est un principe fondamental du droit de la protection des données personnelles que de toujours se demander si un traitement de données est proportionné au but recherché, et de trouver les alternatives moins coûteuses en intrusions dans la vie privée. Ne faisons pas comme si nous n’avions pas d’autre choix.

Maintenant, pour répondre à quelques arguments qui m’ont été soulevés :

« Ce sont des données publiques, donc où est le problème ? »

C’est vrai, les données des transpondeurs sont publiques. Pour des raisons de sécurité, il a été décidé que les avions devaient s’identifier dans l’espace aérien, ce qui permet à des radars de les situer et de les suivre pour gérer le trafic aérien et détecter les anomalies. Mais ça n’est pas parce qu’une donnée est publique que l’on peut s’en servir dans des traitements pour porter atteinte à la vie privée. Une donnée personnelle qui permet d’identifier quelqu’un directement ou indirectement reste une donnée personnelle ; et comme le dit la CNIL, « peu importe que ces informations soient confidentielles ou publiques« .

Si vous roulez dans la rue avec votre voiture, votre numéro d’immatriculation est visible, aussi pour des raisons de sécurité. Pour autant je n’aurais pas le droit de vous suivre et d’afficher tous les déplacements que fait votre véhicule dans l’espace public. C’est aussi pour cela que la CNIL interdit aux personnes privées de filmer la rue, qui est pourtant publique. Quelque chose peut être public, mais privé.

« Ce ne sont pas eux qui sont traqués, ce sont leurs avions« 

Techniquement c’est juste, mais c’est un argument très hypocrite. Quand on demande à Jack Sweeney (créateur de @ElonJet) « quel est l’endroit le plus intéressant que vous avez vu où Elon Musk s’est déjà rendu ?« , il n’a pas de mal à répondre par une destination de vacances. Il explique aussi que c’est parce qu’il était fan d’Elon Musk qu’il a décidé de le suivre dans ses moindres mouvements aériens. C’est du stalking de l’individu, pas de son avion.

Pour reprendre mon exemple précédent, votre plaque d’immatriculation est également attachée à votre véhicule, mais si quelqu’un faisait la carte de tous les endroits où votre véhicule a été vu et disait que c’est votre voiture à vous, vous auriez sans doute le sentiment que c’est bien vous qui êtes suivi(e), et qu’il est porté atteinte à votre vie privée.

Par ailleurs, si l’avion est utilisé par beaucoup de personnes différentes, quel est l’intérêt de le pointer du doigt en particulier ? Soit on veut dénoncer le bilan carbone d’un individu, et donc c’est bien l’individu qu’on traque. Soit on dénonce le bilan carbone d’un avion, mais alors tous les avions sont concernés.

« S’ils ne veulent pas être suivis, ils n’ont qu’à prendre le train ou un avion de ligne »

C’est précisément pour ça que la vie privée est une liberté fondamentale. Vous voyez que dès lors que l’on peut surveiller le comportement de quelqu’un et lui faire savoir qu’elle est surveillée, cette personne est incitée à adapter son comportement pour ne pas subir le jugement des autres, et perd la liberté de voyager comme elle l’entend. On peut trouver ça bien, mais c’est une logique terrible de contrôle social par panoptique qui est typique des régimes totalitaires, justement décrite par Michel Foucault. Si l’objectif est d’interdire à une personne détentrice d’un jet privé de l’utiliser trop souvent, la solution ne doit pas être l’intrusion dans sa vie privée, mais bien une plus forte réglementation du trafic aérien.

« On parle de milliardaires, ils nous surveillent déjà avec les services qu’ils nous vendent, on va pas les plaindre…« 

Je ne comprends pas du tout cet argument. Je me suis toujours battu contre la surveillance et l’intrusion croissante des pouvoirs privés dans nos vies privées. Ce n’est pas parce que j’estime que les services détenus par des milliardaires sont beaucoup trop intrusifs que je souhaite moi-même devenir intrusif à leur égard. Ca n’a aucun sens. Soit on a des valeurs et on les défend à l’égard de tous, soit on n’en a pas. Je crois avoir des valeurs, et donc je les applique y compris aux milliardaires qui les méprisent. Sinon c’est de la vengeance, pas de la justice, et je crois à la justice.

(PS : dans les échanges à chaud sur Twitter, je me suis maladroitement inspiré du célèbre texte de Martin Niemöller, « Quand ils sont venus me chercher…« , pour dire que le fait de ne pas être milliardaire ne justifiait pas de ne pas défendre leurs droits. Mon intention était de citer un texte dont je ressentais une portée universelle sur la responsabilité que nous avons tous de protéger les droits fondamentaux de chacun sans attendre que ça nous concerne. Plusieurs m’ont fait observer que le texte écrit pour dénoncer les crimes nazis n’avait pas cette portée, qu’il était circonscrit à un fait historique précis, et que mon utilisation faisait donc un parallèle inacceptable entre les milliardaires et les Juifs exterminés par la Shoah. Ils ont raison ; j’ai d’ailleurs parlé à tort dans un premier temps de « poème » car c’est le souvenir que j’en avais, alors qu’il s’agissait d’un discours. Evidemment je veux présenter mes plus vives excuses, nuire à ce texte et relativiser la gravité des faits qu’il traite n’était pas mon intention. Ce que je voulais dire, c’est que nous sommes tous les riches de quelqu’un, et que si nous acceptons cette façon de faire nous aurons tous à nous justifier de faire telle ou telle émission de gaz à effets de serre. Si nous acceptons que l’atteinte à la vie privée des milliardaires peut être un mode de régulation efficace pour l’environnement, nous ne pourrons pas nous plaindre lorsque l’atteinte à notre propre vie privée sera vue comme un moyen de nous contraindre à faire « les petits pas » censés aider dans le combat contre le changement climatique)

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