Comme plus des deux tiers de la population française, je suis opposé à la réforme des retraites qui vise à repousser l’âge légal de départ à 64 ans. Mais si j’y suis hostile, ce n’est pas parce que je n’aurais pas conscience de la nécessité de trouver les ressources financières permettant d’assurer un revenu correct à ceux qui ne travaillent plus, face à un déséquilibre croissant. Ce n’est pas par manque d’anticipation et de vision de l’avenir. Bien au contraire, c’est parce que je suis convaincu que ceux qui exerceront à plein temps un travail rémunéré se feront de plus en plus rares, et qu’il faut organiser avec joie et optimisme la société de la raréfaction du travail, pour qu’elle profite au maximum à l’épanouissement de l’être humain.
Je crois très fort dans l’innovation technologique, et dans le fait qu’elle peut être synonyme de progrès social. Ca a été le sens de mes engagements depuis plus de 20 ans, et la raison pour laquelle j’ai toujours jeté sur la technologie un regard critique, en questionnant son utilité sociale ou ses dangers. La technologie pour la technologie n’a aucun sens, en revanche mettre la technologie et l’innovation au service de nouveaux progrès pour l’Homme est une quête qui devrait tous nous occuper. Je ne suis pas de ces néoluddites qui pensent qu’il faut refuser l’innovation technologique pour préserver un statu quo social. Pour moi, il faut innover et s’assurer que les innovations permettent d’améliorer le bien-être des humains et de toute vie sur Terre – et sans aucun doute ce dernier point n’a pas assez guidé les innovations des deux derniers siècles (euphémisme), mais ça n’est pas le sujet principal de ce billet.
Améliorer le bien-être des êtres humains, cela passe notamment par leur éviter les travaux pénibles, qu’ils soient pénibles physiquement ou psychologiquement. Lever des charges lourdes toute la journée, travailler de nuit ou sous la pluie, sont des pénibilités anciennes, et les plus urgentes à régler. Faire du travail de bureau sans avoir véritablement de début à planifier et de fin à contempler, ne jamais rien livrer qui puisse donner le sentiment d’être apprécié, ne pas toujours comprendre l’utilité de son travail au sein de l’entreprise et à l’extérieur, travailler dans le seul but de gagner de l’argent et de faire gagner de l’argent tels des Shadocks qui pompent sans savoir pourquoi ils pompent, être constamment soumis à des impératifs stressants de rentabilité et de productivité, sont autant d’autres formes plus modernes de pénibilités. C’est la fameuse quête de sens qui ressort de façon croissante dans les études d’opinion. C’est la lutte naissante contre la prolifération des bullshit jobs.
Les métiers artistiques, et plus globalement ceux qui demandent un effort intellectuel et créatif, sont ceux qui sont le plus à l’opposé des « bullshit jobs »,… mais aussi ceux qui sont actuellement le plus spectaculairement menacés par l’intelligence artificielle. On l’a vu avec l’avènement des Dall.E, Midjourney ou Stable Diffusion qui parviennent à créer des images originales d’une qualité à couper le souffle. En moins de 10 ans, on est passé de ça :
En matière de vidéos générées par IA, nous sommes déjà à ce niveau là :
Et l’IA sait déjà générer des formules Excel ou des présentations Powerpoint.
Où en sera-t-on dans 5, 10 ou 50 ans ?
Tout le monde a vu cette année l’explosion du phénomène ChatGPT, qui permet de générer des textes de toutes natures avec une qualité et une précision rédactionnelle à peine croyable. L’outil n’est certes pas parfait, et il faut se méfier de ses erreurs factuelles qu’il est actuellement incapable de détecter, mais il est déjà utilisé par un grand nombre de professionnels pour gagner en productivité, et en inventivité. Il peut générer des textes tout à fait exploitables sans la moindre modification, et avec un sens largement acceptable pour de très nombreux usages. Surtout, il n’est que le premier outil du genre. Il est aux outils génératifs de texte ce que MS-DOS était aux systèmes d’exploitation : le premier utilisable par le grand public, mais à peine un aperçu des outils bien meilleurs qui le remplaceront.
Les développeurs commencent seulement, avec Github Copilot, à toucher du doigt ce qu’une IA nourrie de décennies de programmes écrits par des humains peut déjà produire, et ce qu’elle pourra produire demain en totale autonomie. Le No-Code qui fera passer de « Copilot » à « Autopilot » n’est pas pour aujourd’hui et peut-être pas pour demain, mais les enjeux financiers sont tels et l’intérêt généré par ChatGPT si fort que des fortunes encore insoupçonnées vont être dépensées sans réserve pour mettre au point aussi rapidement que possible les IA qui parviendront à créer des logiciels exploitables sans qu’aucune ligne de code n’ait été écrite par un être humain.
C’est globalement le point commun de tous les métiers potentiellement remplaçables par une IA. Ce sont les métiers de « cols blancs », ceux qui jusqu’à présent coûtaient le plus cher aux entreprises après que la mécanisation a permis de remplacer ou paupériser de nombreux métiers manuels. Les emplois bien rémunérés sont par définition ceux dont le remplacement sera le plus rentable, et donc ceux pour qui les investissements dans les technologies de remplacement seront les plus massifs. C’est le nouvel Eldorado dans lequel se lancent les fonds et les grands groupes internationaux.
La course aux outils promettant de remplacer de coûteux humains par de productives IA ne fait que commencer, mais elle est déjà riche de candidats. Au moment où j’écris ces lignes, le site Futurepedia référence déjà près de 1500 outils de génération de contenus par IA, dans des domaines très divers et variés. Pour ne citer qu’une poignée d’exemples pris au hasard :
- Fy!Studio : génère des décorations murales imprimées selon le thème de son choix, qu’il est possible de se faire livrer pour quelques €
- Bifrost : génère automatiquement du code React pour créer le frontend d’un site web depuis son design Figma (qu’évidemment, il est possible de générer par IA)
- Anybot : permet de répondre aux clients grâce à des chatbots enrichis par GPT, pour 9 $/mois
- Shownotes : génère automatiquement la transcription et des notes de résumé d’un podcast, à partir de 9$/mois
- AI Room Planner : un décorateur d’intérieur dont les idées sont générées par IA, gratuitement
- Generative BI : un outil automatisé d’assistance au pilotage du business plan, à partir de 80$/mois
- Trip Planner : l’IA est une agence de voyages qui génère le meilleur séjour selon vos contraintes
- …
Nous ne sommes là qu’au tout début d’une révolution industrielle majeure, dont l’informatisation débutée dans les années 1950 a seulement posé les fondations. Nous commençons à construire sur ces fondations et cette construction aura sur nos sociétés un impact énormément plus spectaculaire que tout ce que les ordinateurs et Internet ont permis de réaliser jusqu’à présent.
L’IA promet d’accélérer y compris la mécanisation, en favorisant le développement de robots autonomes qui rempliront toujours plus de taches remplies par des humains. C’est toute l’intuition de Tesla qui ne se vit pas comme une entreprise d’automobile mais comme une entreprise d’intelligence artificielle et de robotique, qui travaille sur un robot humanoïde certes encore très loin de ses promesses mais qui montre la voie. La question n’est plus de savoir si un tel robot peut exister mais à quelle échéance.
Or l’histoire nous a montré l’impact rapide et très profond que pouvait avoir la mécanisation sur nos sociétés.
L’exemple historique de l’agriculture
Dans l’agriculture, l’apparition du tracteur, des moissonneuses batteuses, des machines à traire et de toutes les autres inventions technologiques destinées à augmenter la productivité des agriculteurs a permis à ces derniers de s’occuper tout seul d’exploitations de plus en plus grandes et sophistiquées.
Au début du 20e siècle, 90% des exploitations agricoles faisaient moins de 20 hectares chacune, nécessitant un très grand nombre d’agriculteurs pour s’occuper de toutes. De nos jours, après un siècle de modernisation des moyens de production, moins de la moitié des exploitations font désormais cette taille, et déjà plus de 15% font plus de 100 hectares. Selon l’Insee, en France « en 2016, une exploitation agricole dispose en moyenne de 63 hectares, soit 7 hectares de plus qu’en 2010 et 20 de plus qu’en 2000« .
Ces gains de surfaces exploitées s’accompagnent bien évidemment d’une baisse du nombre des agriculteurs. Et pas qu’un peu. En seulement cinquante ans, sous l’effet des gains permis par la mécanisation et d’autres innovations technologiques, la France a vu la part des agriculteurs dans ses actifs passer de plus d’un tiers de la population à moins de 5% ! Aujourd’hui, selon les derniers chiffres de l’Insee, ils sont à peine 1,5%, et « près des trois quarts des agriculteurs exploitants n’emploient aucun salarié« . Ils n’en ont pas besoin, puisque les outils qu’ils utilisent rendent le travail humain bien moins nécessaire.
Cette tendance à la raréfaction du travail agricole se confirme bien sûr partout, et se poursuit. Au niveau européen, selon Eurostat, « la main-d’œuvre agricole totale de l’UE-28 équivalait à 9,5 millions d’unités de travail annuel en 2013, dont 8,7 millions (92 %) étaient des travailleurs réguliers. Sur la période 2007-2013, le changement global dans la main-d’œuvre agricole de l’UE-28 a consisté en une diminution de 2,3 millions d’unités de travail annuel, équivalant à une baisse de 19,8 %.«
On voit donc comment en moins d’un siècle, des outils nouveaux de productivité ont eu pour effet de décimer une profession qui représentait une partie importante de la population active. La même tendance se ressent dans les emplois industriels. Alors que la production industrielle française augmente, l’emploi industriel chute depuis les années 1970, pour des causes évidemment variées (impossible de nier l’effet de la mondialisation qui a transformé la Chine en usine du monde), mais en partie imputables aux gains de productivité permis par les machines-outils et les fabrications en usines automatisées ou semi-automatisées.
Là aussi, l’emploi industriel qui représentait plus d’un tiers de la main-d’oeuvre française dans les années 1950 ne pèse plus que moins de 15 % aujourd’hui. En 2023, c’est le tertiaire (commerce, finances, santé, transports, enseignement, informatique, administration…) qui représente les trois quarts des emplois.
Or c’est précisément à ce secteur tertiaire que l’IA et la robotique s’attaquent, avec un effet que l’on peut deviner destructeur sur l’emploi. Il n’y a que peu de raisons de croire que ce qui a été vécu par les agriculteurs et les manufacturiers ne soit pas vécu également par les juristes, les graphistes, les informaticiens, les analystes, les banquiers, les ingénieurs, les chauffeurs, les journalistes, les comptables, les médecins, les enseignants, les commerçants… Tous, à des degrés divers et à une vitesse variable, vont connaître une raréfaction du besoin de faire appel à eux, au profit de l’achat de logiciels et de robots capables de faire un travail équivalent voire supérieur pour moins cher.
Ceux qui se raccrochent à la destruction créatrice de Schumpeter négligent que lorsqu’il y a destruction d’emplois, le volume de travail créé par l’innovation tend à être moindre que celui détruit, et surtout que le rythme de l’innovation est tel aujourd’hui qu’il est plus rapide de détruire des emplois que d’en créer de nouveaux.
Mais ce n’est pas grave !
La destruction du travail par l’innovation n’est grave que si l’on estime que l’objectif de la société doit être d’offrir un travail rémunéré à tout le monde, 50 heures par semaine, de 13 à 70 ans, quitte à multiplier les « bullshit jobs » évoqués plus hauts. Dans ce cas, la raréfaction du travail doit être effectivement perçue comme un grand danger. Mais si comme je le crois, le but de toute société est d’organiser le bien-être de tous ses membres, et que cela passe y compris par une augmentation du temps libre qui permet tout aussi bien d’être oisif que de travailler pour soi sans donneur d’ordre, alors la raréfaction du travail rémunéré ne peut pas être une mauvaise nouvelle.
C’est même le sens de l’Histoire. L’innovation technologique a permis, tout au long du 20e siècle, de baisser le volume annuel des heures travaillées tout en augmentant la production. En 1950, chaque salarié travaillait en moyenne autour de 1900 heures par an (soit 36 heures par semaine lissées sur l’année). Aujourd’hui, un salarié ne travaille plus « que » 1400 heures par an (27 heures par semaine), grâce aux réformes successives qui ont permis de partager avec les salariés les gains de productivité, sous forme de baisse de la durée du travail.
Etant donné les gains de productivité que l’on peut pressentir liés à l’IA et à la robotique, il n’y a aucune raison de penser que l’on ne pourra plus, dans les décennies à venir, continuer à accorder aux travailleurs une baisse de leur temps de travail. On peut même supposer que ce sera une obligation pour que davantage de monde ait accès à l’emploi, dans une société où le travail rémunéré sera plus rare et donc davantage à partager.
C’était la logique des 35 heures, dont l’impact reste objet de controverses. Mais réduire la durée hebdomadaire du travail n’est pas le seul moyen de faire profiter des gains de productivité. La réduction de la durée du travail tout au long de la vie en est un autre.
C’est pourquoi repousser l’âge de départ à la retraite, alors que tout devrait conduire au minimum à ne pas y toucher, voire à le reculer, me paraît être une vision particulièrement triste et rétrograde de l’avenir. C’est ne pas croire que le développement technologique permettra de continuer à gagner énormément de productivité, en remplaçant le travail humain par de l’automatisation. C’est ne plus croire que la France des Lumières et du Front Populaire peut et doit rester en avance sur son temps dans ce progrès social, comme elle l’a été tout au long des dernières décennies :
C’est aussi ne pas se préparer à la question fondamentale du financement des retraites, et plus largement des sécurités sociales, par des prélèvements sur le chiffre d’affaires réalisé par l’automatisation – ce que certains ont appelé « taxer les robots » dans une formule simpliste qui a le mérite d’être compréhensible. Dans un monde où le travail se fait de plus en plus rare, il ne sera certainement plus viable de faire reposer le financement des sécurités sociales sur des cotisations issues des seuls revenus du travail. Il faudra trouver d’autres mécanismes, qui permettent de faire contribuer plus directement le capital concentré par les créateurs de logiciels, de robots et autres machines. Peut-être même, cela amène à remettre en question le dogme de la retraite par répartition, sans forcément adopter celle par capitalisation. Une troisième voie pourrait être imaginée.
Adresser la question des retraites avec cette vision technologique et cette ambition sociale, me semble un programme bien plus enthousiasmant et fédérateur pour la France que le travailler plus pour vivre moins. C’est un projet de société que l’on peut décider de construire ensemble, en cessant de se comparer aux chiffres de nos voisins européens et internationaux, mais en cherchant plutôt à leur montrer qu’un autre chemin peut être suivi pour un avenir plus désirable. Après les années Covid, dans un contexte de guerre, d’inflation, de réchauffement climatique, d’envolée des intolérances et de l’individualisme, cela me paraît être un projet collectif susceptible de redonner enfin le sourire et l’espoir à toute une génération à qui l’on ne sait plus présenter une perspective d’avenir meilleur.
One thought on “Pourquoi la réforme des retraites ne prépare pas la France à son avenir technologique”
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