Dans un communiqué du Quai d’Orsay, la France anticipe ce jeudi soir une communication hostile du Comité des droits de l’homme de l’ONU sur la loi anti-burqas de 2010, ou plus exactement la « loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ». Je reproduis ici les mots du communiqué avant d’expliquer pourquoi il m’a surpris par le choix des mots :
Le Comité des droits de l’Homme des Nations unies, qui rassemble des experts chargés de veiller à la mise en œuvre du pacte international relatif aux droits civils et politiques, produira prochainement des « constatations » sur la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
La France rappelle que cette loi interdit la dissimulation du visage dans l’espace public dans la mesure où celle-ci est jugée incompatible avec le principe de fraternité et le socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte. Ainsi, toute personne est libre de porter dans l’espace public un vêtement destiné à exprimer une conviction religieuse, à la condition qu’il laisse apparaître le visage.
La Cour Européenne des droits de l’Homme a elle-même jugé dans sa décision du 1er juillet 2014 que cette loi ne porte atteinte ni à la liberté de conscience, ni à la liberté de religion et qu’elle n’est pas discriminatoire.
La France souligne donc la pleine légitimité d’une loi dont l’objectif est de garantir les conditions du vivre-ensemble nécessaire au plein exercice des droits civils et politiques, auquel elle est attachée et qu’elle promeut dans son action internationale.
Pour mémoire, l’article 1er de cette loi dispose le principe selon lequel « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». C’est donc une loi qui n’est pas officiellement tournée contre les burqas et autres voiles islamiques, mais qui s’applique aussi aux porteurs de casques intégral dans les manifestations ou aux foulards remontés jusqu’au bas des yeux.
Toutefois, l’article 2 qui aménage une série d’exceptions n’en prévoit aucune pour les pratiques religieuses, et l’article 4 devenu l’article 225-4-10 du code pénal condamne le fait d’obliger quelqu’un à dissimuler son visage, ce qui vise assez clairement les hommes qui imposeraient un voile intégral à une femme.
La question de la compatibilité de la loi avec la liberté religieuse s’est donc posée dès les débats parlementaires et sans faux-semblants. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2010-613 DC du 7 octobre 2010, avait validé la loi en constatant avec le législateur « l’apparition de pratiques, jusqu’alors exceptionnelles, consistant à dissimuler son visage dans l’espace public ». La montée de certains courants islamistes en France, accompagnée par une loupe médiatique, avait mis en avant les burkas dans le débat public.
Dans sa décision, le Conseil avait pris soin de demander que le voile intégral reste autorisé dans les lieux de culte ouverts au public, tout en notant qu’ailleurs, l’atteinte à la liberté religieuse est justifiée par « un danger pour la sécurité publique », par « des exigences minimales de vie en société », ainsi que par « les principes constitutionnels de liberté et d’égalité ».
Ainsi, l’article 1er interdisant à toutes les femmes de porter le voile intégral était justifié par l’impératif de sécurité, ce que Redoine Faïd démontrera être effectivement nécessaire huit ans plus tard. L’article 4, lui, était logiquement justifié par le fait que les femmes ne peuvent pas être libres et égales si on impose à certaines le port d’un voile intégral.
Ca suffisait à valider la loi sans avoir à en rajouter.
Or en évoquant d’étranges « exigences minimales de vie en société », le Conseil avait selon moi été trop loin. Vouloir régir le comportement ou l’habillement de citoyens au nom d’une certaine idée de ce que seraient des « exigences de vie en société » me fait davantage penser à des régimes autoritaires qu’à des régimes démocratiques. Il sous-entendait par ailleurs la nécessité d’interdire l’anonymat dans l’espace hors-ligne, et laissait courir le risque que cette exigence soit étendue en ligne. Or l’anonymat, ou à tout le moins le pseudonymat, est un droit parfois nécessaire au libre exercice d’autres droits fondamentaux comme la liberté d’expression ou de circulation. Et tout anonymat peut être levé, soit par l’arrestation sur place et la vérification d’identité dans le cas d’une manifestation dans l’espace physique, soit par la communication de données d’identification sur Internet.
Mais revenons au communiqué du soir. De façon surprenante, la France n’évoque pas du tout pour défendre sa loi les nécessités de sécurité qui sont pourtant incontestables. Or alors que l’on parle de plus en plus de caméras de sécurité reliées à des systèmes de reconnaissance faciale, le fait de ne pas du tout évoquer l’aspect sécuritaire des lois anti-dissimulation du visage est notable.
Plus curieux encore, le gouvernement préfère mettre en avant un « principe de fraternité » découvert très récemment par le Conseil constitutionnel dans sa décision sur l’aide aux migrants. J’ai du mal à voir le rapport direct entre le principe de fraternité et la dissimulation du visage, mais je crois les plumes du Quai d’Orsay suffisamment fines pour avoir choisi ces mots avec attention. Ce qui est donc reproché aux femmes qui portent le voile intégral, c’est de ne pas s’inscrire dans cette forme de « vie en société » qui obligerait à adopter les us et coutumes français, à ne pas se séparer des autres. Le communiqué parle de « vivre ensemble ». Or là, on retombe en plein dans l’atteinte potentielle à la liberté religieuse, ce qui à nouveau rend curieux de ne pas se contenter de l’argument sécuritaire incontestable.
Car j’imagine que si le Comité recommande à la France de modifier sa loi, c’est qu’il estimera qu’elle viole l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Celui-ci impose la liberté de manifester sa religion et interdit d’exercer une contrainte visant, soit à imposer une pratique, soit à l’interdire. L’article accepte que la loi impose des restrictions, mais elles doivent être :
- nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique ;
- ou nécessaires à la protection de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui.
Puisque l’article 18 livre sur un plateau la possibilité de restreindre la liberté religieuse pour un impératif de sécurité, il est étonnant que le Quai d’Orsay ait choisi de laisser cet argument de côté dans son communiqué (j’imagine que dans ses réponses au Comité, il en a parlé).
Enfin, et c’est le plus embêtant, le ministère affirme comme pour nier l’autorité de l’organe de l’ONU que « la Cour Européenne des droits de l’Homme a elle-même jugé dans sa décision du 1er juillet 2014 que cette loi ne porte atteinte ni à la liberté de conscience, ni à la liberté de religion et qu’elle n’est pas discriminatoire ». Or, ce n’est pas du tout aussi simple. Je cite Le Monde du 1er juillet 2014 :
La Cour de Strasbourg ne valide pas pour autant la loi française qui interdit le port du voile intégral. Au contraire, elle émet des réserves d’importance (…) Sur la sécurité, la Cour a des doutes (…). Quant à « la protection des droits et libertés d’autrui », le gouvernement français a fait valoir qu’il s’agissait de faire respecter l’égalité entre hommes et femmes, le respect de la dignité des personnes et celui des exigences de la vie en société, du « vivre ensemble ». La Cour n’a retenu que le dernier : « la clôture qu’oppose aux autres le fait de porter un voile cachant le visage dans l’espace public peut porter atteinte au “vivre ensemble” ». Elle dit comprendre que le voile met « fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui est un élément indispensable à la vie en société ».
Néanmoins, le concept du « vivre ensemble » lui paraît si « flexible » qu’il lui faut examiner si l’interdiction « est proportionnée au but poursuivi ». Elle admet que l’interdiction absolue du voile « puisse paraître démesurée » – c’est d’ailleurs l’avis de deux des juges. Tout d’abord compte tenu du faible nombre de femmes concernées, il était discutable d’« avoir fait le choix d’une loi d’interdiction générale ».
La Cour constate ensuite « que cette interdiction a un fort impact négatif sur la situation des femmes » qui portent le voile pour des raisons religieuses. Elle se dit d’ailleurs « très préoccupée » par « les propos islamophobes » qui ont marqué le débat sur le voile, et souligne « qu’un Etat qui s’engage dans un tel processus législatif prend le risque d’encourager l’expression de l’intolérance » : « des propos constitutifs d’une attaque générale et véhémente contre un groupe identifié par une religion ou des origines ethniques sont incompatibles avec les valeurs de tolérance qui sous-tendent la Convention ».
On le voit, l’avis de la CEDH a été extrêmement critique contre la France, et n’a accepté la loi que du bout des lèvres, au nom d’une « marge d’appréciation » qui permettrait de reconnaître « la préservation du « vivre ensemble » ».
Mais le Comité des droits de l’homme, qui a déjà jugé cet été que la France avait violé la liberté religieuse dans l’affaire Baby-loup, n’aura certainement pas le même enclin à porter le « vivre ensemble » en norme justifiant d’interdire à des femmes de s’habiller comme elles le veulent.
Bonjour Guillaume,
Cette loi, ainsi que les débats plus récents sur le « burkini » illustre bien le malaise de nos dirigeants depuis la loi de 1905 (une loi anti-cléricale mal digérée).
J’aimerais ton avis sur un autre point (plus jounalistique) comment le voile, symbole d’oppression des femmes dans plusieurs théocraties, est devenu un symbole de liberté chez nous ?
C’est une question sincère, pas un troll sur le sujet, et je cherche un avis raisonnable pour élargir ma réflexion
Cordialement
Bonjour Paul ? « Chez nous » c’est en France ? Parce que j’ai au contraire l’impression que le voile est très majoritairement vu comme un symbole d’oppression de la femme et non de choix par la personne.
Bonjour Guillaume
Oui chez nous c’est en France. Dans les médias, plusieurs intervenants tendent à montrer le contraire, ce qui m’interpelle. Je pense notamment à Rokhaya Diallo. J’entends ses arguments mais ce retournement sémantique me questionne.
L’ONU est l’institution internationale la plus farcie de lobbyistes religieux, elle ne loupera pas une occasion d’attaquer toute législation qui se mettra en travers de leurs visées de contrôle des esprits.