« Mais pourquoi tu défends systématiquement l’extrême-gauche ? »

Il y a peu, je croisais dans Paris un ami des plus respectables et diplomates qui soient, qui a l’habitude de fréquenter les hauts lieux de ce monde et que je sais très sincère dans ses convictions d’homme de droite. Il appartient à cette droite traditionnelle, humaniste et dénuée de toute forme d’hypocrisie et de fascination pour la finance décomplexée, qui croit avant toute chose dans les vertus de l’entrepreneuriat et du mérite républicain. Il voue une admiration sans borne pour les femmes et les hommes qui créent des entreprises, voit dans le soutien aux entrepreneurs la solution à beaucoup de nos maux, mais n’ignore pas non plus qu’il faut que le travail des salariés soit récompensé à sa juste hauteur et qu’il reste, sinon un bonheur, au moins une tâche digne. J’ai pour lui le plus grand respect, et je crois pouvoir dire qu’il me respecte aussi dans mes engagements d’homme de gauche, même si le mot qui caractériserait le plus son sentiment à l’égard de mes convictions politiques serait : incompréhension.

Nous nous amusons souvent de nos divergences d’idées. Mais quand je l’ai croisé, il m’a parlé avec une gravité inhabituelle dans la voix. « Pourquoi tu défends systématiquement l’extrême gauche ?« , m’a-t-il lancé avec un mélange de sérieux, d’inquiétude et surtout de souci de me faire prendre conscience de quelque chose d’important à ses yeux. J’ai vu que son interrogation était profonde et réelle, et cette gravité m’a frappé.

D’abord, parce que ce qu’il appelle comme tant d’autres « l’extrême gauche« , moi, j’appelle ça « la gauche ». Comme l’expliquait le politologue Rémi Lefebvre dans L’Obs, « les acteurs politiques peuvent mettre ce qu’ils veulent derrière le terme d’extrême gauche, dans la mesure où la gauche est un principe d’orientation et un repère très évolutif« . Mais objectivement et par opposition à ce que l’on appelait autre fois l’extrême gauche (celle de Arlette Laguiller, Nathalie Arthaud ou Olivier Besancenot), il n’y a pas dans la Nupes – y compris chez LFI – d’appel à abolir le capitalisme, à sortir de l’économie de marché, ou à faire la révolution autrement que par les urnes. La demande d’un Etat fort, plus interventionniste et protectionniste, planificateur, redistributif, attentif au respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, est une demande de gauche qui peut être vue comme extrême mais qui ne l’est pas davantage que le programme de Mitterrand en 1981. Si l’ensemble du paysage politique tend depuis de nombreuses années à glisser vers la droite, je pense pour ma part avoir toujours su où j’habitais politiquement et ne pas avoir beaucoup varié.

Mais s’il m’a marqué, c’est que ce questionnement s’inscrivait dans un contexte où dans les rues commençait à croître le niveau de violence entre manifestants et policiers et où sur Twitter, j’ai non seulement soutenu les défilés des syndicalistes contre la réforme des retraites que je trouve mal inspirée, mais aussi beaucoup défendu les actions de la Ligue des Droits de l’Homme (dont je suis devenu membre) contre les violences policières, les arrêtés préfectoraux illégaux et les arrestations abusives ou arbitraires, questionné la disproportion des opérations de Sainte-Soline, fustigé le classement d’une pétition citoyenne appelant à un simple débat parlementaire contre les BRAV-M, relayé avec gravité les critiques et les mises en garde sur l’état de notre démocratie exprimées tour à tour par l’ONU, par Amnesty International, par la Défenseure des droits, par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, par la Maison Blanche, par la Contrôleuse des lieux de privation de liberté, par Human Rights Watch,… et j’en passe.

Derrière cette question (« Mais pourquoi tu défends toujours l’extrême gauche ?« ), j’en ai entendu une autre plus implicite : « mais pourquoi tu te sens obligé de réagir quand on tape sur ces fêlés d’extrême gauche ?« .

Je sais, parce que mon métier m’amène à souvent fréquenter sur Paris des personnes qui sont à tout point de vue très éloignées de celles de la « France des ronds points » où j’habite près de la Bretagne, que les Parisiens habitués des milieux d’affaires et des milieux politiques parlent le plus souvent des manifestants comme s’ils commentaient avec distance le contenu d’un spectacle déplaisant qu’ils observent. Ils ne conçoivent pas une seule minute qu’ils pourraient être un jour parmi les acteurs. Ils sont par essence les spectateurs du peuple et de ses revendications sociales. Ce n’est pas de leur part du mépris ou une quelconque forme de racisme social, c’est uniquement un état de fait sociologique. Ils sont ce que des sociologues appellent la bourgeoisie (ce qui pour moi n’est pas une insulte) et sont les garants d’une forme d’ordre social composé très majoritairement de gens tout à fait charmants et respectables, que j’ai plaisir à rencontrer et à côtoyer, qui créent de l’emploi pour le peuple mais qui sans le conscientiser ne se sentent pas en faire partie. Ou pas tout à fait. Ou pas de la même manière. Pour des raisons exactement symétriques, la plupart des « gens d’en bas » n’imaginent pas une seule seconde au cours de leur éducation et de leur vie d’adulte qu’ils pourraient être parmi les possédants et les décideurs qui font une bonne école, créent une entreprise, rejoignent la haute administration ou se font élire. Ils parlent des « gens d’en haut » comme d’une caste inaccessible qui ne fait pas partie du peuple, de leur peuple. Il y a dans nos psychés des autocensures induites par la reproduction de nos conditions sociales et il est on ne peut plus difficile de s’en extraire.

Or, mes choix de vie professionnelle et personnelle m’ont obligé et m’obligent encore tout à la fois à m’extraire et à me réinsérer tour à tour dans chacun de ces milieux sociaux à longueur de semaines. Je côtois les deux mondes sans appartenir à aucun et en étant relativement bien accepté par les deux.

Je viens d’un milieu populaire. Je m’y sens bien. Mais ça n’est pas la raison pour laquelle je me sens de gauche. Pour moi, être de gauche c’est avant tout penser que la condition d’un individu n’est pas due qu’à ses seuls mérites ou démérites, mais aussi pour partie à une forme de fatalisme, de chance ou de malchance. J’ai toujours pensé – et des amis me l’ont reproché en tentant en vain de me convaincre du contraire – que j’avais eu beaucoup de chance de créer une entreprise à succès dont j’ai pu rester à la tête pendant 15 ans. Bien sûr j’ai énormément travaillé pour que ça fonctionne, mais j’ai aussi une conscience extrêmement aigue du fait que sans un certain nombre de circonstances favorables dont je ne suis pour rien, je n’aurais pas pu faire ce que j’ai fait. A l’inverse, être de droite c’est avoir la conviction que la chance se provoque, qu’en dehors de la maladie rien ne peut empêcher celui ou celle qui le mérite de réussir et donc que celles et ceux qui ne réussissent pas n’ont pas mérité meilleur sort. C’est une conviction qui a sa cohérence mais qui n’est pas la mienne.

Même si je suis très loin de penser qu’il ne faut pas accorder une place importante au mérite dans les récompenses sociales, j’ai une immense empathie pour ceux qui n’ont pas la chance que moi ou d’autres peuvent avoir eu et un profond sentiment d’injustice à corriger quand je vois les inégalités. Je suis pour le capitalisme mais pour un capitalisme raisonné, familial (par opposition au capitalisme financier qui fait que les entreprises sont détenues par pure spéculation par des gens qui ne voient jamais les salariés et parfois ne savent même pas ce que l’entreprise fait), soucieux de l’équité et d’une juste redistribution des richesses créées. J’ai dans mon entourage des travailleurs exemplaires qui occupent des emplois durs, qui se lèvent tôt le matin et reviennent tard le soir, qui n’auront jamais le début d’une possibilité financière, morale, matérielle ou temporelle d’investir et de s’investir dans la création d’une entreprise. Etre un capitaliste de gauche, c’est reconnaître que leur travail mérite salaire, et non pas un salaire de subsistance mais bien un salaire confortable qui leur permet à leur tour d’investir dans l’acquisition de moyens de production, et donc dans la constitution d’un capital. C’est reconnaître qu’une entreprise sans ses salariés ne crée pas de richesses, et que le chef d’entreprise n’a pas (ou plutôt pas toujours) davantage de mérite que ceux qui vendent leur travail pour la faire croître.

Mais au fond je le sais bien, ce qu’on me reproche vraiment sous un angle plus politicien, c’est prétendument de « défendre la LFI« , ce qui dans l’esprit des accusateurs revient à défendre une forme de diable incarné. Or, je ne défends pas spécifiquement la LFI, dont je suis souvent très critique des méthodes. Je sais gré à Jean-Luc Mélenchon et à ceux qui l’entourent d’avoir redonné à toute une part du pays le sentiment qu’une politique de gauche pouvait exister et s’incarner. Je lui reconnais les bénéfices de sa stratégie de « tout conflictualiser » qui contrairement à ce que beaucoup imaginent ou répètent sans comprendre, ne consiste pas à tout bordéliser mais à tout remettre en question, au sens propre du terme. C’est mettre en oeuvre des moyens d’action qui incitent toutes et tous à interroger le monde dans toutes ses composantes pour vérifier si l’on croit ce que l’on croit par habitude ou par reproduction, ou parce que l’on a soi-même réfléchi au sujet et adopté une position issue d’un raisonnement construit. Mon meilleur souvenir de lycée est celui de cette professeure de philosophie que j’ai eu l’immense chance d’avoir, qui avait passé tout le premier trimestre à déconstruire sans aucune forme de diplomatie toutes nos idées reçues d’adultes en devenir. Ca a été parfois trop rude au point même que des larmes ont coulé sur les joues de camarades, mais cette destruction primaire a ensuite permis la reconstruction bien plus solide de convictions forgées dans un raisonnement propre. Devenir citoyen et non seulement électeur exige cela. En revanche, j’en veux aux LFI d’avoir par des excès de forme très souvent dispensables discrédité cette gauche radicale auprès d’une opinion moins acquise à sa cause.

Par ailleurs, je défends des idées fortes de laïcité, mais de laïcité telle qu’elle était conçue par la loi de 1905. Non pas imposer que la religion ne soit pas visible dans l’espace public, mais imposer que toute visibilité des convictions religieuses soit acceptée dans l’espace public, à l’exception de celles émises par des représentants et institutions de l’Etat. Bien qu’athée, je tiens à ce que chacun puisse exercer sa religion librement et ne subisse aucune forme de discrimination en raison de ses pratiques ou convictions religieuses, et je dénonce toutes les formes d’expression raciste, ce qui fait sans doute de moi ce qu’il est devenu courant d’appeler un « islamo-gauchiste ».

Mais si je donne le sentiment de souvent « défendre la LFI », c’est aussi que j’ai une détestation viscérale du mensonge lorsqu’il consiste à diffamer la gauche et ses sympathisants en attaquant sa composante principale actuelle, pour traîner dans la boue ses électeurs et leurs convictions.

Lorsque par calcul ou par gauchophobie certains reprochent à la LFI de ne soi-disant pas condamner les violences, alors que c’est totalement faux (et que bien souvent ils savent que c’est totalement faux), il est vrai que je n’arrive pas à m’empêcher de le dénoncer. C’est plus fort que moi. Je ne réagis pas pour défendre la LFI, mais parce que laisser dire et s’établir de tels mensonges c’est laisser insulter l’intelligence et le caractère pacifique de millions d’électeurs qui ont forgé des convictions fortes de gauche qu’on ne doit pas laisser être associées à des accusations mensongères et manipulatoires. Je pourrais me taire, comme tous ceux qui préfèrent m’envoyer des DM quand ils disent que j’ai raison, mais j’estime que c’est ma responsabilité de citoyen de ne pas laisser dire n’importe quoi. Je veux pouvoir me regarder en face et me dire : « je n’ai pas laissé faire, je n’ai pas laissé dire ».

Quand une responsable de la majorité affirme encore cette semaine que « toute honte bue, LFI et RN travaillent aujourd’hui main dans la main » contre l’Europe parce qu’ils rejettent une proposition de loi qui aurait rendu obligatoire de hisser le drapeau européen sur le fronton des mairies, elle feint d’ignorer que la proposition a été critiquée y compris par LR et le Modem. Quand on prétend que Mélenchon voudrait « abattre la République » quand il demande à abattre « la mauvaise République », on feint d’ignorer que c’est un énième appel à instaurer une 6e République qu’il mettait déjà dans son programme en 2012 et qu’il défend sans discontinuer depuis. Je pourrais multiplier les exemples à l’envi de contre-vérités systématiquement montées en épingle pour diaboliser tout un champ de responsables politiques et dissuader les électeurs de leur prêter leur confiance, mais le but de ce billet n’est pas de me faire l’avocat d’un parti politique. Et je n’ignore pas non plus que les mensonges des partisans de la LFI contre le gouvernement et la majorité ne sont pas moins nombreux.

Mon but, c’est plutôt de dire que je suis très profondément inquiet du manichéisme croissant dans notre pays depuis une dizaine d’années. Ce manichéisme délirant et de plus en plus autoritaire dans son expression pousse à désigner comme « extrême gauche », comme « fascisant » voire désormais comme « terroristes intellectuels » tout ce qui est plus à gauche que le centre-droit – et aussi inversement de la part de nombreux militants LFI, reconnaissons-le, à affubler des pires qualificatifs ceux qui ne seraient pas assez de gauche. Il conduit à haïr (j’utilise le mot en pleine conscience) et à faire haïr les sympathisants du parti le plus populaire de gauche en France, à mettre dans le camp des opposants tous ceux qui appellent à une retenue et au respect des règles fondamentales de l’état de droit, à penser très fort sans oser le dire que pour éviter l’arrivée au pouvoir de cette gauche qu’ils détestent au plus profond de leur être, il faut se satisfaire de la montée d’une autre extrême du spectre politique,…

J’implore ceux qui auraient des convictions plus à droite que les miennes et qui liraient ce billet à retrouver la raison, avant qu’il ne soit trop tard. Gardez vos idées de droite ! Elles sont respectables et défendables. Mais respectez les idées de gauche et ceux qui les portent. Je sais que vous les haïssez et que vous vous trouvez dans l’actualité toutes les raisons de les détester davantage. Il n’empêche. Si vous ouvrez véritablement les yeux, si vous prenez la peine d’écouter plus longuement et plus sincèrement leurs discours et leurs problèmes, de chercher à comprendre leurs motivations, de faire cet effort de vous mettre à la place de ceux qui ne sont pas à la vôtre, de ne pas en rester à la forme qui n’est pas celle que vous approuvez mais bien de vous attacher au fond, vous entrouvrez une nécessaire porte de l’écoute et de la réconciliation sans laquelle aucune vie démocratique en société n’est possible.

Et à mes amis de gauche qu’on me reproche de trop défendre, je dirais ceci : vous me trouverez toujours à vos côtés lorsque vous serez injustement attaqués, mais ne donnez pas par une attitude inutilement provocatrice les prétextes de vous détester et de vous diffamer davantage. Vous savez que tout, absolument tout ce que vous direz ou ferez, sera systématiquement exploité pour combattre vos idées. Si vous voulez qu’elles triomphent, ne leur offrez pas cet avantage.